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La couleur du deuil
« C’est lugubre ». Le travail de Victoria Selva a quelque chose de « lugubre », lui a-t-on dit. Entré dans le langage courant pour évoquer « ce qui inspire les larmes, la douleur » ou « la tristesse », l’adjectif « lugubre » désigne d’abord ce qui est « signe de deuil »1. De fait, la peinture de Victoria Selva en a la couleur et son écriture le goût, hantée par le cosmic blues de Nina Simone ou Janis Joplin, des Everly Brothers, des Fugees ou Buffy Sainte-Marie, ces chanteurs et chanteuses pop plus ou moins mémorables qu’elle a entendus dans un drive-in de l’Ouest américain, au cours de son expédition aux États-Unis en 2017 : elle était partie planter une ortie dans le désert et voir un cratère nucléaire. En chemin, elle a dû s’arrêter, attendre indéfiniment, s’ennuyer et décider de rentrer en France après avoir brûlé ses vêtements – du moins c’est ce qu’elle dit. À son retour, elle réalise une maquette du cratère qu’elle n’a pas vu, avec les cendres qu’elle a rapportées*.
Cet événement est décisif : l’expérience sensible du site dévasté n’a pas eu lieu mais peu importe. Victoria, désormais, s’intéressera au paysage non pas en exploratrice mais en rêveuse, enfin en exploratrice rêveuse, naviguant depuis son atelier sur les sites d’instituts géographiques, les cartes virtuelles et les vues aériennes, conservant les images collectées dans la mémoire de son ordinateur, transposant sans grandiloquence son idée d’un paysage en sculptant, en dessinant ou en peignant. Ainsi naît la série des « Jardins » : plutôt que des représentations de la nature, ce sont des idées d’espaces où le signe du végétal « organise » des paysages mentaux à la surface du tableau : des petits bâtons verts figurant l’herbe signifient un plan horizontal dégagé (vides) ; des lignes verticales à touches vertes figurant des plantes hautes – des orties, par exemple – signifient des volumes (pleins). L’idée flotte sur un fond gris mat, une matière épaisse et terne, dont Victoria explique avec une singulière décontraction qu’elle est faite de cendres. Rien à voir, donc, avec une célébration de la nature vivante. C’est, littéralement, lugubre.
Il était assez logique de poursuivre avec des natures mortes. Sobrement intitulé Natures mortes, l’ensemble de 36 peintures sur toile*, réalisées à la gouache en 2020, pousse le raisonnement dans ses retranchements : s’attaquer à un genre traditionnellement peu estimé ; choisir un sujet sans qualité – un bouquet de fleurs indistinctes, contenues dans un vase peu remarquable, que l’artiste a fabriqué en céramique – et lui attribuer un titre purement descriptif ; adopter une technique indifférente, ni lisse, ni expressive, dans un format modeste, avec une gamme de couleur dépourvue de toute vivacité, en utilisant de la peinture d’enfants ; définir et mettre en œuvre un protocole sans application – recommencer, mais recommencer mollement, sans forcément finir le tableau, ni la série, ni le geste. Recommencer en acceptant l’épuisement du désir, né de cet ennui volontaire.
À part le fait que chacun des vases soit détouré à la cendre, rien de spécial. À part ça, qui n’est pas rien, plus aucun relief, plus aucune aspérité à laquelle accrocher l’ombre d’une émotion : on pouvait rire (jaune) des gâteaux de cendres moulés* ; on pouvait être impressionné·e par le cratère ; on pouvait se projeter dans les « Jardins » comme dans des fragments de labyrinthes. Mais là , rien : Natures mortes se refuse. La seule image qu’elle m’évoque est Bartleby2 : presque-personnage qui ne s’incarne jamais mais se borne aux mots, aux mots qui se combinent et constituent un texte, un récit que nous lisons encore aujourd’hui et qui, en tant que texte, raconte l’auto-réduction volontaire d’un personnage jusqu’à sa disparition. Un texte anorexique qui nous résiste. Résiste tout court. Comme Natures mortes, pur signe mutique.
La cendre incarne parfaitement cette résistance : elle est ce qui reste d’une action de combustion ; du carbone, débarrassé de l’eau dont le vivant est en grande partie constitué ; l’ultime résidu de vie. Malgré sa texture terne, la cendre contient, d’une certaine manière, la lumière et la chaleur du feu, en même temps que sa puissance et sa violence ; elle porte la mémoire du vivant et ses couleurs. C’est un drôle de gris, lourd de contradictions. Son usage fait du travail de Victoria un processus conceptuel dont l’objet pourrait être la conversion ou la condensation de la matière en image ; ou encore un hommage endeuillé aux attributs d’une féminité ordinaire, assignée volontaire à l’espace domestique qui est aussi, dans le cas de Victoria, l’espace de l’atelier.
Je pense à une nouvelle de Chalamov (Carnets de la Kolyma) intitulée « Graphite »3 : pour son extrême résistance aux conditions extrêmes de la Sibérie septentrionale, le graphite était utilisé aussi bien par les géologues soviétiques pour repérer, dans le paysage, les emplacements à exploiter (filons d’or, d’uranium, …) que par les autorités du goulag pour identifier les morts : leur matricule inscrit sur une petite languette en bois attachée à leur orteil – les identifier pour l’éternité. On revient au deuil.
J’y pense parce qu’en plus de peindre avec de la cendre, Victoria dessine aussi au crayon gris – toujours avec cette insistante « moins-disance » : des esquisses pour ses peintures, d’autres points de vue du vase de Natures mortes* et, plus récemment, une série appelée « Pull »*. Elle m’explique qu’elle l’a dessiné maille après maille, comme elle l’avait avant crocheté. L’enchaînement d’opérations est similaire à celui de Natures mortes : tricoter, ainsi que l’ont fait longtemps les femmes occupées au foyer ; puis « re- tricoter » mais au crayon, convertissant le geste « réel » en représentation ; puis recommencer, dessinant 3 fois le pull dans 3 états différents. Comme dans les Natures mortes, la potentielle sensualité du vêtement est annulée à la fois par le graphite (on dirait une cote de maille, un dessin galvanisé) et par la forme elle-même : la figuration réaliste (le pull tricoté, le pull cousu, le pull plié) devenant abstraction minimale (une croix fendue au milieu, un T, un carré).
Il y a une sorte de vertige dans cette insistance à figurer un sujet en train de disparaître ou de s’étioler, disons. Et un paradoxe, comme un feu qui n’en finirait pas de s’éteindre. Lors de notre première discussion, Raphaël Lecoq évoqua la dernière scène de Zabriskie Point4 : répétition de l’explosion d’une maison qu’Antonioni filme sous toutes les coutures, zoomant au ralenti sur des détails (jouissance radicale de la destruction). L’explosion est à la fois réelle (elle a bien été filmée), fictive (le personnage rêve) et métaphorique (toute la société de la consommation explose en même temps que la villa sur une BO composée par les Pink Floyd). Les 36 versions de Natures mortes pourraient être vues à la lumière de cette répétition : deuil et jouissance infinis de l’art.
Julie Faitot, juin 2022
*Œuvres citées :
Victoria Selva, série « Pull », en cours, ensemble de 3 dessins, crayon sur papier, 66 x 78 cm chacun Victoria Selva, Natures mortes, 2020-2021, ensemble de 36 peintures, cendres et gouache sur toile, 38 x 28 cm chacune
Victoria Selva, Composition, 2020, crayon sur papier, 24 x 18 cm
Victoria Selva, série « Jardins », 2019, cendres et gouache sur toile, 120 x 80 cm ou 120 x 70 cm chacune
Victoria Selva, J’ai du plâtre dans la bouche quand je veux te parler, 2017, cendres, MDF, plexigas, néons, dimensions variables
Victoria Selva, Fête, 2016, cendres et gouache sur toile, 200 x 150 cm
Victoria Selva, Autoportrait des jours où je voudrais être un homme, 2016, installation, protocole, gouache sur papier marouflé sur toile et clou, 100 x 73 cm
1 https://www.littre.org/definition/lugubre (mardi 24 mai 2022 09 :37)
2 Herman Melville, « Bartleby the Scrivener : A Story of Wall Street », nouvelle parue dans le Putman’s Monthly Magazine en 1853 (Etats-Unis) et traduit en français pour la première fois en 1951.
3 Varlam Chalamov, « Graphite », in Récits de la Kolyma, écrits entre 1954 et 1973 et parus d’abord partiellement dans des revues en russe aux Etats-Unis (1966), en allemand (1967) puis en français (1969), avant d’être publiés dans leur intégralité à Londres en 1978. En France, les Récits de la Kolyma sont édités par Verdier.
4 Michelangelo Antonioni, Zabriskie Point, 1970.
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